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Les hurlement des loups
La silhouette de Fengo se découpait au sommet de la haute crête. Le loup s’assit sur son arrière-train et, la tête rejetée en arrière, il se mit à hurler. Cette étrange et folle musique, ce chant sauvage et indompté, résonna dans la nuit que teintaient de rouge les feux des volcans. Grâce à ses hurlements, ainsi qu’aux odeurs qu’il répandait, un loup pouvait informer ses semblables d’un danger, des limites de son territoire ou des emplacements de troupeaux de caribous. Mais, parfois, il hurlait simplement pour se lamenter ou pour envoyer un message à Lupus, la constellation, le grand dieu loup dans le ciel. C’était à présent le cas de Fengo :
Où est-il ? Où est-il ? Où est Grank ?
Jamais il n’était parti si longtemps.
A-t-il été assassiné ? Est-il mourant ?
Est-il en train de remonter le sentier des esprits,
Lupus ?
Cette vaillante chouette est mon ami.
C’est un oiseau, je suis un loup ;
Son élément est l’air, le mien la terre ;
Cependant nous sommes frères dans l’univers.
Cette façon de hurler portait un nom particulier : on disait que le loup glaffait. Il était très impoli d’interrompre un loup en train de glaffer. C’est pourtant exactement ce qui se produisit : un autre mâle grimpa sur la corniche pour rejoindre Fengo. Celui-ci se remit debout. Les poils de son collier se hérissèrent, ses oreilles se dressèrent et sa queue se tendit dans le prolongement de sa colonne vertébrale. L’intrus, MacHeath, étira ses babines en un rictus grimaçant. Le ventre au ras du sol, les oreilles plaquées sur le crâne, il s’avançait vers Fengo dans une attitude de soumission totale.
« Comment ose-t-il ! s’indigna Fengo. Ces MacHeath sont des malappris ! » Il continua de hurler en tentant de l’ignorer. Peine perdue : son esprit était ailleurs. « Pourquoi n’ai-je pas laissé les MacHeath derrière nous lors de la grande migration ? » Fengo et sa meute étaient originaires d’un pays très lointain. À la suite des glaciations, il était devenu si froid que les rivières, les ruisseaux et les mares avaient gelé. Même les cascades s’étaient figées. Pendant des lunes et des lunes, ils avaient voyagé vers l’est, en direction de Par-Delà le Par-Delà où la terre ne gelait jamais.
Quand il eut terminé de glaffer, Fengo se tourna vers MacHeath. Il détestait ce vieux mâle plein de rage, de rancœur et de haine, assoiffé de pouvoir et qui, de fureur, avait déjà tué plusieurs de ses femelles et de ses louveteaux.
— Qu’y a-t-il ?
— J’aimerais me rendre utile pour les miens.
Fengo connaissait la suite par cœur. MacHeath, comme nombre de loups, avait vu Grank s’emparer du Charbon magique dans un volcan. Si la plupart étaient assez malins pour se tenir à l’écart du talisman, MacHeath, lui, cherchait à tout prix à s’en approcher. Le Charbon et l’étrange chouette capable de voir des images à l’intérieur le fascinaient. Il attendait une réponse. Le silence têtu de Fengo l’exaspéra.
— Il avait raison, vous savez, dit-il avec une pointe d’irritation dans la voix.
— Qui avait raison à propos de quoi ? répliqua Fengo.
— Grank. Celui que vous venez d’appeler votre ami. Il avait raison quand il parlait du « Charbon des loups ». Le Charbon n’a jamais appartenu aux chouettes. Il luit de ce même feu vert qui brûle dans nos yeux.
Il plissa les paupières, ne laissant voir qu’un rai émeraude à travers la fente.
— Faux. Le Charbon brille surtout d’un orange éclatant et il y a du bleu dans son cœur…
— Ce bleu est cerclé de vert ! le coupa MacHeath.
Fengo sentit la colère monter. Ses poils se hérissèrent sur sa nuque. Il retroussa les babines, arrondit le dos et avança sur MacHeath. Ce dernier resta cloué sur place. Il dénuda ses crocs en une nouvelle grimace de soumission et émit un drôle de bruit à mi-chemin d’un grognement et d’un gémissement. Il hésitait entre la peur et l’agressivité, entre la soumission et la révolte. Il avait les poils dressés, mais les oreilles couchées. Puis le mépris profond qu’il lut dans les prunelles de Fengo l’enflamma. Dans un accès de rage, il s’élança sur le chef et lui planta les crocs dans l’épaule. MacHeath, lourd et massif, pesait de tout son poids sur le dos de Fengo. En rusé combattant qu’il était, celui-ci se cabra et bascula du côté de la pente en espérant que la gravité ferait le reste. MacHeath refusa de lâcher prise. Ensemble, ils dévalèrent le talus. Fengo tordit le cou ; il tenta de prendre le museau de son adversaire entre ses crocs, mais, dans la confusion du combat, ses canines se plantèrent dans un œil. Poussant un cri de douleur terrible, MacHeath finit par abandonner.
Fengo n’en avait pas terminé avec lui, toutefois. Il devait prouver aux autres qu’il méritait toujours son Statut de mâle dominant. Sans lui donner le temps de fuir, il le traîna jusqu’en bas de la pente. L’œil crevé était resté au sol et le sang ruisselait de l’orbite vide.
— Voilà ton talisman, loup. L’œil sanglant de la convoitise ! L’œil sanglant de la tyrannie ! Tes compagnes ne subiront plus ta violence. Tes louveteaux ne trembleront plus devant toi.
Il se tourna vers la meute rassemblée.
— Je vous ai souvent dit que ce n’était pas moi qui vous avais conduits ici, mais l’esprit d’un hoole mort depuis longtemps. Oui, l’esprit d’une chouette nous a guidés, peut-être même celui de la toute première d’entre elles. Le Charbon appartient aux chouettes. Il est de notre devoir de le garder jusqu’à ce que leur futur roi vienne le chercher.
— Fengo ? intervint Dunmore MacDuncan, un mâle intelligent qui n’était encore qu’un louveteau lors de la grande migration.
Ce jeune avait toujours impressionné le chef Plus sage que les autres loups de son âge, courageux et robuste en dépit d’une malformation de naissance à la patte, il ne renonçait jamais. Il courait aussi vite et aussi longtemps que ses congénères sans jamais se plaindre. De plus, il possédait une intuition remarquable, un instinct infaillible. Il sentait toujours le danger le premier. Il se recroquevilla d’un air soumis en attendant l’autorisation de parler.
— Oui, Dunmore.
— Ce roi sera-t-il également le nôtre ?
— Non. En revanche, il sera notre allié. Nous connaissons mal la magie noire que les chouettes du N’yrthghar appellent la nachtmagen. Elle est pratiquée par des créatures redoutables, les hagsmons, qui veulent dominer non seulement les chouettes, mais tous les animaux. Ils craignent les mers car l’eau salée peut les blesser mortellement. C’est pourquoi nous sommes restés épargnés par leurs sortilèges pour l’instant. S’ils parviennent à envahir les territoires du Sud, nous serons en grand péril.
— Que se passera-t-il si le Charbon tombe entre de mauvaises pattes ? demanda Dunmore.
Fengo se posait depuis longtemps la même question. Jusqu’à présent, seul Grank avait réussi à saisir des braises au vol. Cependant les chouettes étaient des oiseaux intelligents et les nouvelles circulaient vite dans leur monde. Fengo pressentait que d’autres maîtriseraient bientôt l’art des charbonniers. Comment empêcheraient-ils un tyran ou un traître, un ennemi de Grank et du roi H’rath, de s’emparer du Charbon ? Son ami chouette l’avait abandonné dans Rafale, un des cinq Volcans Sacrés. Qui savait combien de temps il y resterait ? Sous les volcans se croisaient des rivières de lave. Le Charbon pouvait très bien voyager d’un cratère à l’autre. Peut-être fallait-il constituer une garde spéciale sur le cercle des volcans pour le protéger ? Dunmore MacDuncan serait le loup idéal pour la diriger. Fengo se promit d’y réfléchir.
Il observa la meute qui se dispersait. Parmi les compagnes de MacHeath, lesquelles allaient rester ? lesquelles partir ? Il vit l’animal borgne s’approcher de ses femelles, sans doute avec de nouvelles promesses et de nouvelles faveurs. Toutes acceptèrent de rentrer avec lui, sauf Hordwyn, la plus vieille. Avait-elle fini par se lasser de ses accès de colère ? La pauvre n’avait plus que des moignons en guise d’oreilles. MacHeath, de rage, les lui avait arrachées un jour où elle ne les couchait pas assez vite à son goût pour lui témoigner son respect, ou alors elle était devenue trop âgée pour porter des louveteaux et elle ne l’intéressait plus ? « Ou encore, songea Fengo, il l’a convaincue d’espionner pour son compte ? Après tout, il lui manque un œil maintenant. Avec ceux d’Hordwyn, ça lui en fait trois ! Que lui a-t-il promis ? » MacHeath exerçait une forte emprise sur ses louves ; elles ne parvenaient pas à s’en affranchir en dépit des mauvais traitements qu’il ne cessait de leur infliger. Il les contrôlait par sa force physique mais aussi en brandissant les menaces et les récompenses. Fengo doutait qu’une femelle aussi âgée et affaiblie ose le quitter pour de bon.